Extrait de la biographie de Philippe F : "La prophétie d'une brebis"
Biographie écrite en 2023
cette biographie met en avant mon écritute
[…] Je devais avoir quatre ans. Je stockais mes économies dans une boîte à camembert. Chaque fois que quelqu’un me donnait des pièces, je les stockais dans la boîte. Quand elle était pleine, j’en prenais une autre. Mes sœurs me traitaient de grippe-sous. J’étais attentif à ce qu’elles ne touchent pas à mes petites pièces. Le lendemain de Noël que nous venions de passer chez ma grand-mère à Toulouse, j’ai constaté que ma boîte était pleine. Spontanément, je suis allé voir mon père : « Papa, je veux donner mes sous à quelqu’un qui a besoin d’argent. » Avec mon père à la fin du repas, nous sommes allés dans la rue. J’ai aperçu une femme assise sur les marches de la grande poste pas loin du donjon du capitole. Je me suis approché d’elle et lui ai dit simplement : « Vous voulez des sous ? » La femme a répondu : « Oui ». J’ai déversé alors le contenu de la boite sur la marche juste à côté de la femme en prenant bien soin que le tas de pièces ne s’éparpille pas partout. En versant le précieux liquide, les pièces tintaient sur la marche de pierre. Je les entends encore. Ensuite je suis reparti avec ma boîte vide. En donnant le contenu de ma boîte à camembert, je voulais sûrement plaire à mon père, être sa fierté.
Je crois aussi que, depuis toujours la souffrance de l’autre m’affecte. Je n’étais ni exceptionnel ni mère Teresa. J’avais même de belles capacités à être peste. Mais cette générosité je crois que je l’ai toujours eue au fond de moi. Plus tard, la lecture de Lanza Del Vasto me fera réfléchir autour de son précepte : « Ne donne pas pour que le profit t’en revienne. » Encore aujourd’hui, si je fais une bonne œuvre, je me demande si elle est désintéressée ou quel en a été le profit. Je suis fait ainsi, je me pose toujours beaucoup de questions sur mes actes. J’ai gardé les réflexes acquis dans mon enfance de faire « révision de vie », c’est-à-dire d’analyser mes comportements pour tenter d’aligner mes actes aux valeurs morales apprises.
Un an plus tard, mon père rencontrera un berger à Seyre, pas loin de chez nous, sur les terres du comte de Capelle qui avait un très beau château. Son berger s’occupait de quatre cents brebis et mon père avait dans l’idée, lui aussi, d’acheter un troupeau. Cela m’enthousiasmait vraiment. Mais le temps de sa décision n’arrivait pas assez vite pour moi. Un jour je suis parti à travers champ en direction du château qui était à un quart d’heure de notre ferme. J’ai toqué à la porte du haut de mes sept ans :
– Bonjour, je voudrais parler au Comte.
Et le comte m’a reçu.
– Je voudrais être berger et pour cela pouvez-vous me faire rencontrer votre berger pour que j’apprenne auprès de lui ?
Le comte m’a posé quelques questions pour vérifier la solidité de mon projet. Et je suis reparti à la maison. Le soir quand j’ai dit à mes parents que j’étais allé voir le Comte, ils ne m’ont pas cru. Le dimanche suivant à la sortie de la messe de Seyre, le Comte a accosté mes parents pour leur demander s’ils seraient d’accord pour que je déjeune au château puis que j’aille avec lui voir le berger. Mes parents étaient stupéfaits. Après quelques conseils de maman sur la façon de tenir les couverts à table, je suis allé déjeuner chez le Comte et voir le berger. Quelques temps plus tard, mon père a acheté un troupeau. Il a élevé deux cents moutons sur ses quarante-cinq hectares. J’aimais beaucoup l’accompagner pour prendre soin des bêtes. Et naturellement je poursuivais mon rêve d’être berger.
Mon père m’a alors proposé un contrat. Un vrai. En bonne et due forme. Avant de le rédiger, avec papa nous avons longuement cherché la plume d’oie qui ferait l’affaire. Puis nous l’avons minutieusement biseautée. J’adorais écrire à la plume. Les deux marques que j’affectionnais étaient Sergent major avec sa plume ovale et Baignol et Farjon en forme de losange. Une fois la plume d’oie confectionnée, j’ai apposé ma signature en m’appliquant pour que le débit de l’encre ne fasse pas trop baver mes mots sur le papier. J’avais sept ans.
Sur le contrat est noté :
– Philippe F. veillera sur le troupeau en bon père de famille quand son père, Miltiade F., ne sera pas là.
C’est ce que j’ai fait. Je gardais régulièrement les bêtes, et redoublais de vigilance car nos terres n’étaient pas toutes clôturées. C’étaient des prairies naturelles. La contrepartie était aussi écrite :
– Une brebis sera attribuée à Philippe, et ses produits lui seront aussi cédés.
Autrement dit, la vente des agneaux me revenait. J’ai choisi ma brebis. Je la repérais facilement grâce à sa tache caractéristique à l’oreille. Je la surveillais de près. Quand elle était pleine, j’essayais de deviner si elle aurait un ou deux agneaux. Le prix de vente était conséquent. Certes, à sept ans, je n’avais pas de gros besoins. Mais le contrat était un facteur de motivation important surtout durant les chaudes journées d’été, quand sortir les bêtes me demandait de gros efforts. Parfois j’en avais vraiment assez. Le contrat me rappelait alors à mon devoir. Je mettais l’argent de la vente des agneaux sur un livret d’épargne. J’ai ainsi pu m’acheter un vélo et des vêtements. Pas de folie. De toute façon je n’étais pas attiré par les habits de marques.
Le contrat a eu énormément de sens. Il a été fondateur dans mon histoire. D’abord concernant la force indéfectible d’engagement que je donne à la parole : quand je m’engage, je m’engage. Et ensuite, il est à l’origine du poids que j’accorde à l’écrit : quand c’est écrit, c’est scellé. Depuis, quand j’écris à quelqu’un, je le fais avec cette pensée inconsciente que ça va être acté, au sens « passage d’un acte à valeur quasi notariale ». Ce contrat contient des éléments qui auront plus tard une incidence sur ma façon d’entretenir mes relations avec les membres de la famille notamment avec ma mère et mon frère aîné. Écrire dans le contrat « en l’absence du père veiller sur le troupeau en bon père de famille » a pris un sens tout particulier le jour de sa mort. […]